Poésie du Safran

« Adapa prescrit un traitement » Patrick Quillier

Femme cueillant du safran, détail d’une fresque minoenne d’Akrotiri (Grèce), XVIe siècle avt JC.

Il est dit qu’un certain jour Adapa,

au quai des quais, le quai pur, ce quai-là

que l’on nomme Quai-du-Disque-Lunaire

en raison de sa beauté pendant la

nuit (reflets d’une haute précision

sur les eaux, sur la pierre, sur le bois

vernis, un très rutilant incendie

propice au plus profond recueillement),

Adapa embarqua sur un bateau

pour aller pêcher l’extraordinaire.

Mais sa barque perdit son gouvernail

et partit à la dérive, loin des

côtes, jusqu’au milieu exact de la

mer vaste. Il a perdu rames, godilles,

Adapa, et sa perche est inutile

tant la mer est profonde à cet endroit.

Lors, soudain, Šutu, l’oiseau Vent-du-Sud,

vient faire vaciller l’embarcation

et précipite Adapa dans les eaux.

Ce dernier, en colère, commençant

à nager vers l’infime liséré

qui signale à sa vue la terre ferme,

à plusieurs reprises s’exclame : « Oh non !

pourquoi, créature insensée, as-tu

fais ça ? T’amuses-tu de mon malheur ?

Puisse se briser ton aile funeste ! »

À la neuvième imprécation, nageant

désormais avec application,

il voit tout près une explosion d’écume :

l’aile brisée de l’oiseau a coulé.

9 jours et 9 nuits plus tard, il aborde

le rivage et rejoint le quai pur, ce

quai-là nommé Quai-du-Disque-Lunaire

(ô ces reflets qui nous font vaciller

sous les assauts profonds de la beauté !).

Autour de lui, tout le monde s’affole :

« Pourquoi le vent du sud ne vient-il plus

souffler sur le pays ? » Et Adapa

de confesser l’efficience de sa

parole et de battre, confus, sa coulpe :

« Je ne me savais pas ce haut pouvoir. »

Et le voilà qui va mourir de honte

sur le champ. Inerte, transi, on le

ramène chez lui en le confiant

au grand médecin des âmes, Kagla,

Kagla cet idéal d’habileté.

Kagla veille le corps souffrant pendant

9 jours entiers et 9 nuits pleines, tout

en procédant régulièrement

à la toilette et à l’habillement

d’Adapa le prostré en léthargie,

sur qui il vaporise des parfums

différents toutes les 3 heures, puis,

lorsqu’Adapa jaillit de son sommeil

sans fond, il lui dit de parler sans crainte

des événements qu’il a vus en songe.

« J’ai été admis dans les territoires

hors espace et hors temps de l’au-delà.

On m’y a offert de l’eau et du pain,

une eau pétillante et un pain levé

que j’ai déclinés, non sans politesse.

On m’a proposé un vêtement fin,

un habit de soie pour de grandes fêtes

qu’avec tous les égards j’ai refusé.

On m’a présenté un très beau flacon

dans lequel brillait un flux odorant.

Alors, j’ai dénoué ma chevelure

et l’ai lustrée de ce fluide doré

qui enivra soudain mon corps entier.

Il me semblait que mes cheveux étaient,

eux que les poux hélas n’épargnent guère,

des fleurs que butinait un fol essaim.

Aussitôt je voyais le miel moiré

qu’avait élaboré ces ouvrières,

et dans ce miel se reflétaient les cieux

depuis les fonds abyssaux de leur base

jusqu’au sommet infini de leurs cimes.

Je sais désormais comment redonner

son aile à Šutu, l’oiseau Vent-du-Sud.

Et j’ai reçu un nom nouveau, secret,

qui signifie Graine-d’Humanité.

Je n’ai pas acquis la vie éternelle,

mais j’ai été admis à la sagesse

qui prend soin de toutes et tous sans cesse. »

« Bienvenue, Adapa, répond Kagla,

dans la confrérie qu’une flamme anime

depuis Elam, depuis Akkad, depuis

Sumer. La flamme et le safran, voilà

les espèces sous lesquelles ta rime

aura désormais à trouver ses puits.

La braise de l’esprit et le pistil

de la parole forgeront le fil

et l’exhaleront, le fil de ta vie

au service inconditionnel d’autrui

lorsqu’autrui souffre dans le dénuement,

la faim, la gangrène, l’éternuement,

la lèpre, la mélancolie, la goutte,

et tout ce que tu mettras en déroute.

Plus le safran vient à être foulé,

mieux il fleurit. Si l’on a mis le feu

chez toi, approche-toi pour t’y chauffer. »

Et depuis Adapa sait apaiser

toute maladie dont le souffle frappe

avec méchanceté les gens avant

de s’installer, sans gêne, dans leur corps.

Tenez, écoutez-le, car il prescrit

un traitement pour faire fuir bien loin

le mauvais esprit de la maladie

qui épuise de fièvre et d’insomnie,

désespéré, exsangue, un frère humain.

(Cette maladie se nomme simmu

dans la langue d’oiseau qu’il a connue

pendant son expérience initiatique.)

« Bois de cette eau qui peut se faire vin.

Mange ce pain dépourvu de levain.

Mets sur tes plaies ce pansement de lin.

Respire le parfum des fleurs du thym.

Sirote par 9 fois, tous les matins,

l’or de ce miel limpide, adamantin.

Tu entendras en toi sonner l’airain

d’un hymne qui te paraîtra sans fin

et durera autant que ton destin,

ton très beau destin d’homme sauf et sain. »