Femme cueillant du safran, détail d’une fresque minoenne d’Akrotiri (Grèce), XVIe siècle avt JC.
Il est dit qu’un certain jour Adapa,
au quai des quais, le quai pur, ce quai-là
que l’on nomme Quai-du-Disque-Lunaire
en raison de sa beauté pendant la
nuit (reflets d’une haute précision
sur les eaux, sur la pierre, sur le bois
vernis, un très rutilant incendie
propice au plus profond recueillement),
Adapa embarqua sur un bateau
pour aller pêcher l’extraordinaire.
Mais sa barque perdit son gouvernail
et partit à la dérive, loin des
côtes, jusqu’au milieu exact de la
mer vaste. Il a perdu rames, godilles,
Adapa, et sa perche est inutile
tant la mer est profonde à cet endroit.
Lors, soudain, Šutu, l’oiseau Vent-du-Sud,
vient faire vaciller l’embarcation
et précipite Adapa dans les eaux.
Ce dernier, en colère, commençant
à nager vers l’infime liséré
qui signale à sa vue la terre ferme,
à plusieurs reprises s’exclame : « Oh non !
pourquoi, créature insensée, as-tu
fais ça ? T’amuses-tu de mon malheur ?
Puisse se briser ton aile funeste ! »
À la neuvième imprécation, nageant
désormais avec application,
il voit tout près une explosion d’écume :
l’aile brisée de l’oiseau a coulé.
9 jours et 9 nuits plus tard, il aborde
le rivage et rejoint le quai pur, ce
quai-là nommé Quai-du-Disque-Lunaire
(ô ces reflets qui nous font vaciller
sous les assauts profonds de la beauté !).
Autour de lui, tout le monde s’affole :
« Pourquoi le vent du sud ne vient-il plus
souffler sur le pays ? » Et Adapa
de confesser l’efficience de sa
parole et de battre, confus, sa coulpe :
« Je ne me savais pas ce haut pouvoir. »
Et le voilà qui va mourir de honte
sur le champ. Inerte, transi, on le
ramène chez lui en le confiant
au grand médecin des âmes, Kagla,
Kagla cet idéal d’habileté.
Kagla veille le corps souffrant pendant
9 jours entiers et 9 nuits pleines, tout
en procédant régulièrement
à la toilette et à l’habillement
d’Adapa le prostré en léthargie,
sur qui il vaporise des parfums
différents toutes les 3 heures, puis,
lorsqu’Adapa jaillit de son sommeil
sans fond, il lui dit de parler sans crainte
des événements qu’il a vus en songe.
« J’ai été admis dans les territoires
hors espace et hors temps de l’au-delà.
On m’y a offert de l’eau et du pain,
une eau pétillante et un pain levé
que j’ai déclinés, non sans politesse.
On m’a proposé un vêtement fin,
un habit de soie pour de grandes fêtes
qu’avec tous les égards j’ai refusé.
On m’a présenté un très beau flacon
dans lequel brillait un flux odorant.
Alors, j’ai dénoué ma chevelure
et l’ai lustrée de ce fluide doré
qui enivra soudain mon corps entier.
Il me semblait que mes cheveux étaient,
eux que les poux hélas n’épargnent guère,
des fleurs que butinait un fol essaim.
Aussitôt je voyais le miel moiré
qu’avait élaboré ces ouvrières,
et dans ce miel se reflétaient les cieux
depuis les fonds abyssaux de leur base
jusqu’au sommet infini de leurs cimes.
Je sais désormais comment redonner
son aile à Šutu, l’oiseau Vent-du-Sud.
Et j’ai reçu un nom nouveau, secret,
qui signifie Graine-d’Humanité.
Je n’ai pas acquis la vie éternelle,
mais j’ai été admis à la sagesse
qui prend soin de toutes et tous sans cesse. »
« Bienvenue, Adapa, répond Kagla,
dans la confrérie qu’une flamme anime
depuis Elam, depuis Akkad, depuis
Sumer. La flamme et le safran, voilà
les espèces sous lesquelles ta rime
aura désormais à trouver ses puits.
La braise de l’esprit et le pistil
de la parole forgeront le fil
et l’exhaleront, le fil de ta vie
au service inconditionnel d’autrui
lorsqu’autrui souffre dans le dénuement,
la faim, la gangrène, l’éternuement,
la lèpre, la mélancolie, la goutte,
et tout ce que tu mettras en déroute.
Plus le safran vient à être foulé,
mieux il fleurit. Si l’on a mis le feu
chez toi, approche-toi pour t’y chauffer. »
Et depuis Adapa sait apaiser
toute maladie dont le souffle frappe
avec méchanceté les gens avant
de s’installer, sans gêne, dans leur corps.
Tenez, écoutez-le, car il prescrit
un traitement pour faire fuir bien loin
le mauvais esprit de la maladie
qui épuise de fièvre et d’insomnie,
désespéré, exsangue, un frère humain.
(Cette maladie se nomme simmu
dans la langue d’oiseau qu’il a connue
pendant son expérience initiatique.)
« Bois de cette eau qui peut se faire vin.
Mange ce pain dépourvu de levain.
Mets sur tes plaies ce pansement de lin.
Respire le parfum des fleurs du thym.
Sirote par 9 fois, tous les matins,
l’or de ce miel limpide, adamantin.
Tu entendras en toi sonner l’airain
d’un hymne qui te paraîtra sans fin
et durera autant que ton destin,
ton très beau destin d’homme sauf et sain. »